Le « droit de garder le silence » n’est pas synonyme de « droit d’obstruction »

L’Affaire C 481/19 concernant une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle, Italie), par décision du 6 mars 2019, parvenue à la Cour le 21 juin 2019, dans la procédure.

Cette affaire concerne une décision préjudicielle à la demande de la Cour constitutionnelle italienne suite à un litige entre DB et la CONSOB qui est la commission nationale italienne pour les sociétés et les bourses.

Cette dernière a des pouvoirs de surveillance et d’enquête en ce qui concerne les délits d’initiés. Le délit d’initié est un aspect de l’abus de marché qui est réglementé dans l’UE au moyen d’un cadre juridique minimal qui comprend des règles en matière de surveillance, d’enquête et de sanction afin de préserver l’intégrité du marché. Comme le lecteur le remarquera dans l’arrêt, cette problématique était initialement régie par la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché). Actuellement, le cadre juridique des abus de marché est contenu dans le règlement (UE) 596/2014 du 16 avril 2014 du Parlement européen et du Conseil sur les abus de marché (règlement sur les abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil et les directives 2003/124, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission.

Selon l’article 23. 2 a) et b) du règlement 596/2014, l’autorité compétente a le droit d’ :

  • obtenir l’accès à tout document et à toute donnée sous quelque forme que ce soit, et d’en recevoir ou d’en faire une copie ;
  • exiger ou de demander des informations à toutes les personnes, y compris celles qui interviennent successivement dans la transmission des ordres ou dans l’exécution des opérations en cause ainsi qu’aux mandants de celles-ci, et, si nécessaire, de convoquer une personne et de l’entendre en vue d’obtenir des informations.

Un régime presque similaire est appliqué en vertu de l’article 14.2(a) et (b) de la directive 2003/6/CE.

L’article 30, paragraphe 1, point b), du règlement 596/2014 prévoit l’obligation de prévoir un régime de sanctions en cas de refus de coopérer à une enquête ou à une inspection ou de se soumettre à une demande ou à une requête visée à l’article 23, paragraphe 2. Les États membres doivent veiller à ce que les autorités compétentes aient le pouvoir d’imposer des sanctions et des mesures administratives appropriées.

En vertu de l’article 14, paragraphe 3, de la directive 2003/6/CE, il existait déjà une obligation de déterminer des sanctions en cas de défaut de coopération avec les autorités compétentes.

Il s’agissait essentiellement d’une mesure d’exécution administrative en cas d’une sorte d’entrave à la surveillance.

Sur la base du droit italien, DB avait non seulement été condamnée à deux amendes pour le délit administratif d’initié, mais aussi à une amende de 50 000 euros pour avoir demandé à plusieurs reprises le report de la date de l’audition de la CONSOB à laquelle il avait été convoqué et car, lorsqu’il avait finalement comparu à l’audition, il avait refusé de répondre aux questions.

Finalement, cette problématique a été soumise à la Cour constitutionnelle italienne, qui a estimé que le droit de garder le silence, fondé sur les dispositions internes (italiennes) de la Constitution, sur le droit de l’Union européenne et le droit international, ne saurait justifier le refus de la personne concernée de comparaître à l’audition ordonnée par la CONSOB, ni le retard de ladite personne à se présenter à cette audition, à condition que soit garanti son droit de ne pas répondre aux questions qui lui seraient adressées lors de cette audition. Selon la Cour constitutionnelle italienne, une telle garantie aurait fait défaut dans le cas présent.

En posant la question préjudicielle, cette Cour constitutionnelle a rappelé la relation délicate entre le droit au silence et les procédures administratives dans le cas où ces dernières conduisent à une sanction de nature pénale.

Afin de statuer sur cette question en droit national, la Cour constitutionnelle italienne a estimé qu’elle devait demander à la Cour de justice si les articles 47 et 48 de la Charte, à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’article 6 de la CEDH, exigent le respect du droit au silence dans le cadre de procédures administratives pouvant conduire à l’imposition de sanctions de nature pénale. Cette nature pénale doit être appréciée par la juridiction de renvoi à la lumière de trois critères :

  • la qualification juridique de l’infraction en droit national
  • la nature de l’infraction
  • la sévérité de la sanction qui peut être imposée à la personne concernée.

Tout d’abord, la Cour de justice constate que, dans l’interprétation des droits garantis par les articles 47, deuxième alinéa, et 48 de la Charte, elle doit également tenir compte, comme niveau minimal de protection, des droits correspondants garantis par l’article 6 de la CEDH tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme.

Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice a souligné que le droit de garder le silence est violé lorsqu’une personne qui, menacé de subir des sanctions s’il ne témoigne pas, soit témoigne, soit est puni pour avoir refusé de le faire. Selon la Cour de justice, la portée du droit de garder le silence comprend des informations sur des questions de fait susceptibles d’être ultérieurement utilisées à l’appui de l’accusation et d’avoir ainsi un impact sur la condamnation ou la sanction infligée de la personne qui a témoigné.

Selon la Cour de justice, la question peut se poser dans deux cas :

La Cour de justice estime finalement que le droit au silence ne peut aller jusqu’à considérer également que le droit au silence pourrait servir de justification à tout refus de coopération avec les autorités compétentes. La Cour fait référence aux techniques de retardement et au refus de comparaître de DB.

En résumé, il en ressort que les législateurs nationaux peuvent bel et bien prévoir des dispositions légales sanctionnant l’obstruction de contrôle dans les procédures administratives dans la mesure où ces dispositions n’imposent pas de sanction à la personne qui refuse de répondre aux questions. Dans ces cas, le droit de garder le silence entre en jeu. Cela peut se produire dans les cas suivants :

  • la procédure judiciaire administrative peut donner lieu à des sanctions de nature pénale ;
  • bien que la procédure administrative donne « seulement » lieu à des sanctions administratives, les faits recueillis au cours de cette procédure peuvent, selon le droit national, être utilisés dans une procédure pénale contre la même personne.

Le droit de garder le silence et de ne pas aider à sa propre condamnation n’est pas, dans ces cas, synonyme de droit d’obstruction totale.

 

© Patrick WAETERINCKX

 

Pour l’arrêt : cf.

http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=75CB53E49E6106088ABE1FC7065871CF?text=&docid=237202&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=5030546

Pour la conclusion :

http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=75CB53E49E6106088ABE1FC7065871CF?text=&docid=232962&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=5030546

Pour le résumé :

http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?docid=237261&mode=req&pageIndex=7&dir=&occ=first&part=1&text=&doclang=FR&cid=4748160

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